L’AME PENDANT LE SOMMEIL
Ah ! S’il y avait parmi les hommes autant d’ardeur pour le bien de leurs semblables que de passions et d’âpres convoitises pour euxmêmes, il y a longtemps que régnerait sur la Terre le bonheur universel.
Dans l’état de veille, le corps et l’Esprit travaillent simultanément à une même oeuvre. Les opérations ainsi faites, partent de l’un ou de l’autre, toutes celles qui sont de nature identique s’accomplissent par les mêmes moyens, et sont soumises à la même marche, empruntent les mêmes organes, sont productrices d’effets de même espèce chacune, en mot, sont fatalement et avec une parfaite correction, la voie particulièrement affectée à sa spécialité.
L’on n’a pas de peine à comprendre que Dieu, en constituant l’être par l’union de l’âme et du corps, et en se proposant de donner à cette union le caractère que nous lui connaissons, d’une puissante intimité, ne devait pas se borner à une simple juxtaposition de deux principes corporel et individuel ; il n’aurait ainsi créé qu’une solidarité adventive et fort précaire. Il fallait, en outre, que ces deux principes destinés à vivre ensemble, à travailler en commun, fussent liés entre eux par les rapports les plus harmoniques, appropriés à la fois aux exigences de la matière et à celles de l’intelligence ; il fallait, d’une part, que les oppositions naturelles qui existent entre eux ne devinssent pas un obstacle aux coopérations projetées ; il fallait, d’autre part, que les concordances, que les rapprochements existants fussent habilement mis en oeuvre pour participer utilement à l’oeuvre commune ; il fallait enfin, que l’organisme de l’être humain, admirable synthèse, soit au monde matériel, soit au monde animique, réuni en lui toutes les merveilles de l’ordre, de la mesure, de la précision, la rigoureuse exactitude en un mot, des lois créatrices considérées dans leur puissance et féconde universalité. Or, vous allez voir qu’en ce qui concerne plus spécialement le sujet, Dieu n’a pas failli à sa tâche. Il y a une conviction, c’est que la veille, chaque perception que doit recevoir l’âme, perceptions qui nous arrivent par voie de vibrations, suit d’abord dans le corps un parcours spécial qui dépend de sa nature. Ce parcours est celui de l’oreille, si la perception est auditive ; celui de l’oeil, si elle est visuelle et ainsi de suite pour les autres sens. A l’extrémité de chacun de ces parcours corporels, le périsprit se trouvant en contact avec la matière, transmet à l’esprit des vibrations en rapport avec les mouvements ainsi communiqués ; de sorte que tout s’exécute en ordre, avec régularité, sans confusion possible. D’un autre côté, lorsque l’Esprit toujours à l’état de veille, veut agir, soit pour communiquer sa pensée au dehors,
soit pour faire exécuter ses volontés par notre enveloppe corporelle, l’Esprit qui connaît parfaitement le clavier humain, sait parfaitement sur quelle touche il doit frapper par l’intermédiaire du périsprit pour obtenir dans le corps les mouvements conformes à la réalisation de ses désirs.
Ainsi, dans la veille, chaque organe est plus apte non seulement à fonctionner instantanément, mais en outre, à fonctionner en concordance avec les aspirations de l’Esprit. C’est en vertu de ce remarquable accord dont les lois supérieures et constitutives nous sont inconnues, que l’existence se révèle à tout instant par de conscientes manifestations ; c’est en vertu de cet accord, de cette participation admirablement réglementée pour chacune de nos perceptions entre les mobilités du corps et celles de l’âme ; c’est en vertu de cette solidarité qui lie entre eux
les deux éléments corporels et spirituels dont se composent tout acte, toute pensée, tout incident de la vie, solidarité qui se reproduit invariablement dans les mêmes conditions lorsque les actes, les pensées, les incidents, sont les mêmes à leur tour ; c’est enfin à la suite de ces considérations que les idées d’ordre de régularité, de classification, pour tout ce qui se passe en nous pendant la veille, s’introduisent dans notre esprit, et nous conduisent incessamment et de plus en plus, à D concevoir, sinon dans toute son étendue, du moins dans ses rationalités les plus essentielles, ce remarquable privilège qui permet à l’être humain de conserver, pendant sa vie, le souvenir des faits de toute espèce qui y ont figuré. Instinctivement, nous sommes si bien imbus de ces vérités que lorsque, sentant le besoin de venir en aide à cette faculté naturelle de la mémoire qui peut avoir quelquefois ses défaillances, nous croyons devoir faire appel à des procédés artificiels, c’est toujours à ceux qui sont basés sur l’ordre, sur la méthode, sur la régularité, que nous avons recours ; c’est ainsi que, dans nos intérieurs, nous nous assujettissons à déposer toujours chaque objet usuel à la même place, soit à la cuisine, soit à la bibliothèque, soit à l’atelier de travail ; que nous nous appliquons à éviter dans la marche de nos pensées des perturbations qui seraient un obstacle au maintien dans notre mémoire de leur suite rationnelle ; que nous soumettons l’emploi de notre temps à un ordre du jour qui sera d’autant moins oublié qu’il aura été plus obstinément réfléchi. Qu’on ne s’étonne pas de tous ces faits : si, dans l’usage habituel de la vie, l’ordre, la régularité, les répétitions identiques sont de puissants auxiliaires pour le maintien et le développement du souvenir, c’est que précisément les mêmes conditions se retrouvent dès le début des phénomènes organiques et psychologiques, qui rendent possible chez l’homme l’existence de cette faculté.
Les observations suivantes complèteront une utile instruction.
Pendant le sommeil, il ne se fait pas d’oeuvre commune entre le corps et l’Esprit, chacun travaille pour soi ; la participation devient inutile. Aussi, les mouvements intérieurs particuliers, soit au corps, soit à l’Esprit, ne suivent plus dans l’un et dans l’autre les chemins qui leur sont spécialement affectés. Tout cela vient se confondre pêle‐mêle dans le lien fluidique qui a pour mission essentielle, en ce moment, non de diriger des communications, mais de s’opposer simplement à la séparation de l’âme et du corps. Cette confusion est d’ailleurs singulièrement conforme à l’état actuel des choses, et suffit bien à elle seule à rendre impossible toute
participation intelligente et suivie entre deux principes constituants. On conçoit cependant que, très accidentellement, il se pourrait qu’un des échos du travail très actif de l’Esprit, après avoir parcouru le lien fluidique, arrivât au corps de manière à suivre dans celui‐ci la route même qui convient à sa nature, dans ce cas, les conditions ordinaires de la vie de la veille se trouveraient réalisées, en partie du moins, et c’est ainsi qu’il est permis de concevoir que quelques souvenirs isolés, peu précis et très fugaces du rêve, peuvent se présenter à nous au réveil…
Lorsque nous passons de la période de la veille à celle du sommeil, un premier fait d’une haute importance se présente à nous, établissant une différence des plus prononcées entre les deux états. Ce fait consiste en l’absence complète de tout autre fonctionnement dans le corps que celui destiné à l’entretien et à la conservation de la vie animale proprement dite : nous respirons, nous digérons, notre sang circule, alimente et revivifie la matière, mais voilà tout. Des divers mouvements corporels distincts qui contribuent par nos organes à nous faire voir, à nous faire entendre, à nous faire sentir, penser et agir, à nous investir en un mot, des privilèges de la vie intellectuelle, il ne reste plus rien, puisque, par rapport à ces organes, nous savons que le corps est inerte.
Comment, dès lors, pourrait‐on espérer que les impressions diverses éprouvées ou émises par l’être humain ne subiront pas les plus profondes modifications ?
Comment ne pas croire, alors que le secours des transmissions, des classifications et répartitions qui s’effectuent à l’aide de nos sens, a cessé d’exister, que nous ne serons pas entraînés dans le domaine de la confusion ?